Question 3
Comment se joue le rapport à l’autre alors que les appartenances religieuses se font plus visibles ?
Francis MESSNER
Alors effectivement le rapport à l'autre dans une société où les identités religieuses réapparaissent est d'autant plus difficile que c'est une société maintenant qui est profondément sécularisée donc ce n’est pas uniquement une question de religion qui doivent coexister mais de différentes convictions dont certaines convictions qui ne sont pas religieuses. Les efforts qui sont faits actuellement c'est de dégager des valeurs communes qui soient acceptées par tout le monde et ces valeurs communes se retrouvent dans les droits fondamentaux : ce sont la liberté, l'égalité, la non-discrimination et la neutralité des services publics.
Valentine ZUBER
C'est une question extrêmement importante parce que très souvent, trop souvent, dans l’histoires les appartenances religieuses différentes ont fait problèmes et occasionné de nombreux conflits et c'est le cas par exemple pendant les guerres de religions au XVIe siècle où pendant plus de 100 ans les catholiques et les protestants se sont battus à mort pour leur foi, pour leur existence et la victoire de leur religion par rapport à celle des autres. C'est pour ça qu’en se modernisant l'État - qui a vu ses populations grandir, de nombreuses religions entrer sur le sol français au-delà même des seuls catholicisme, protestantisme et judaïsme, je pense par exemple à l'islam et tout autre sorte de religion - a dû décider d’une politique qui permet que tout le monde, quelle que soit son appartenance religieuse, puisse coexister paisiblement dans une même société. Et c’est pour ça qu’on a inventé cette pratique, cette politique de la laïcité. C’est-à-dire que l'État a choisi de ne pas choisir, justement, entre les différentes religions, de ne pas en privilégier une par rapport à l'autre et de rester neutre par rapport à toutes les religions et de leur accorder les mêmes droits à toutes.
Pierre KRETZ
Et bien la visibilité c'est le voile, le fameux débat sur le voile. C’est la kippa, dans une ville comme Strasbourg où la présence juive est importante ; et pense que, comment ça se joue ? Je trouve ça très bien que les gens qui ont envie d'affirmer leur identité puisse le montrer si c'est important pour eux, s’ils trouvent cela légitime. Je trouve ceci très important. Mais comme toute affirmation d'une identité, qu’elle soit religieuse, sexuelle, nationale, si elle dépasse certaines frontières et si elle bascule dans l'intolérance c'est là qu'elle pose problème. Donc le rapport à l'autre dans l'affirmation d'une appartenance religieuse c'est quelque chose de tout à fait positif mais qui peut devenir problématique si elle va vers quelque chose qui ressemble à du fanatisme ou de l'intolérance.
Sylvie LE GRAND
Je trouve qu'il n'est pas simple de répondre à cette question. Parce qu’elle me semble renfermer divers éléments implicites. Ainsi, elle semble sous-entendre que la visibilité des appartenances religieuses est éventuellement un problème, ou du moins un défi dans la manière de vivre l'altérité au quotidien. Alors la question de la visibilité des appartenances religieuses est effectivement souvent présentée en France par les pouvoirs publics comme un problème, au moins dans le cadre de l'école, en raison d'une tradition qui fait de l'école le temple de la laïcité où les identités particulières, notamment religieuses, doivent s'effacer devant la condition d'individu qu’on considère abstraitement comme libres et égaux. Mais le rapport à l’altérité dans les relations humaines va au-delà de l'appartenance religieuse, ou bien, si on change de point de vue, se situe bien au-deçà je trouve. Pour moi il s'agit de quelque chose de très profond qui touche vraiment au cœur même de la relation humaine. La question du rapport à l'autre, je trouve, se joue avec tout un chacun, même les plus proches, comme son propre enfant, son conjoint, ses parents, frères et sœurs, ses amis etc. Donc pour cette question, l'enjeu me semble être le respect de l'autre dans son unicité, sa part d’étrangeté, de mystère, sa liberté intrinsèque de manière beaucoup plus générale. Donc j'élude peut-être la question, mais disons qu'elle se situe plutôt pour moi à ce niveau-là.
Lucien JEAUME
Sur la question des appartenances et de leur visibilité, tout dépend de la façon dont elles s'expriment et tout dépend aussi de l'histoire nationale. La question est très générale, elle est d’ailleurs philosophique mais tout dépend quand même de l'histoire nationale. Il existe de nombreuses façons dans ce rapport à l'autre, en Europe il y a bien des façons et aux États-Unis c'est encore différent. Je rappellerai la formule de Jean Baubérot, ce grand historien de la laïcité. Jean Baubérot, parlant de la conception laïque à la française, qui est spécifique parce qu'elle est une laïcité républicaine, ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays, il y a toujours cette marque de la République dans la laïcité française, Baubérot dit donc : c'est l'État qui est laïque, ce n'est pas la société, et cette différence est absolument capitale. Donc de ce point de vue les réglementations dans l'espace public - et encore faut-il définir ce qu'on appelle l'espace public, ce qui est un débat chez le juriste - ces règlementations, dans les limites aussi de l'espace privé puis dans les entreprises, dans les écoles, ces réglementations traduisent souvent ce que les italiens appelleraient « Civiltà » traduisons par civilité, une tradition citoyenne si vous voulez, toute une histoire et une culture politique. Alors, par exemple chez nous à l'école mais pas à l'université, c'est un débat actuel d'ailleurs, à l'école mais pas à l'université, le port du voile islamique, pour les femmes, et la visibilité forte de signes religieux furent la cible du législateur depuis une grande controverse qui a eu lieu en 1989. 1989 c'est la chute du mur de Berlin, 1989 c’est le bicentenaire de la révolution française et 1989 c’est le débat sur les jeunes femmes d’un collège à Creil. La conception de la neutralité scolaire qui a été là remise en jeu remonte à Jules Ferry et à l'école républicaine, disons 1882. Et le législateur, c’est-à-dire le Parlement, a estimé que par la loi qu’il prenait, il renforçait cette tradition de neutralité scolaire, c’est-à-dire pas de signes ostentatoires comme disent les juristes, pas de signes religieux ostentatoires dans l'école. Mais certains juristes aujourd'hui considèrent que l'interdiction du voile intégral dans la rue - c'est une nouvelle loi de 2010, sous François Fillon Premier ministre - fût une mesure abusive, peu compatible par ailleurs avec certaines prescriptions de l'Union européenne. Je dirais pour conclure - mais ce n’est pas une conclusion - je rappelle que le rapport à l'autre, le rapport à autrui c'est un domaine capital bien entendu dans la démocratie moderne, dans nos sociétés, et que ce rapport est forcément évolutif. Je veux dire par là qu'il est forcément soumis au débat démocratique, cela continue et à mon avis ça continuera toujours.
Eliette ABEDECASSIS
Cette question est vraiment une question d'actualité et je pense que c'est une question fondamentale de notre époque où les appartenances effectivement redeviennent extrêmement visibles. Et je pense que de ce fait le rapport à l'autre est vraiment changé parce que dès que l'autre apparait de façon visible dans la rue, dans l'espace public, dans la société, dans la place que la personne prend dans la société, tout de suite il risque d'être en quelques sortes stigmatisé. Et l'enjeu qui est en même temps beau et fort, c'est d'arriver à voir l'autre en tant qu'autre malgré sa visibilité ou alors je dirais encore plus fondamentalement à travers sa visibilité. C'est-à-dire que c'est une façon de montrer nos différences et d'échanger entre gens différents. Et ça c'est fort en fait, et ça je pense que c'est un enjeu essentiel, d'arriver dans nos sociétés où nous allons être de plus en plus mélangés et de plus en plus visibles et de plus en plus différents, parce que il y a quand même une radicalisation des différences, notamment des différences religieuses. Il va falloir vraiment arriver à vivre ensemble, être différents mais ensemble et c'est tout le problème en fait.