Question 4
La laïcité peut-elle avoir une dimension spirituelle ?
Francis MESSNER
Voilà donc la laïcité peut-elle avoir une dimension spirituelle ? La laïcité en France ne doit pas avoir une dimension spirituelle, la laïcité en France est un principe constitutionnel, c'est un principe juridique qui effectivement garantie l'égalité entre les citoyens, la neutralité de l'État, la liberté d'exercice du culte et ce n'est pas une philosophie et ou une doctrine. Et d'ailleurs le président de la commission de la Constitution de 1946 avait rappelé que ce n'est pas une doctrine, une philosophie. Dans certains pays la laïcité est effectivement une philosophie c'est le cas en Belgique ou la laïcité est reconnu de la même manière qu’un culte, ce n'est pas le cas en France et cela ne devrait pas le devenir en France.
Valentine ZUBER
Alors ça c'est une question qui est très compliquée parce que les personnes qui se prétendent laïques et qui sont des militantes de la laïcité considèrent qu’il ne peut pas y avoir de dimension véritablement spirituelle, parce que la laïcité n'est pas une religion, mais un cadre qui permet l'exercice libre de toutes les religions dans le même espace public et aussi l'exercice de ne pas avoir de religion, c'est-à-dire de pouvoir être athée, agnostique ou que sais-je encore, dans l'espace public sans qu'on puisse vous faire de remarques particulières. Mais il y a des endroits où la laïcité peut avoir une dimension spirituelle ou se réclamer d'une dimension spirituelle, c'est le cas par exemple dans un pays comme la Belgique où la laïcité n'est pas un cadre juridique et politique comme en France, l'État belge est neutre mais il n’est pas laïque dans la mesure où il reconnait plusieurs religions un peu comme en Alsace-Moselle. Mais il reconnait aussi au-delà des religions catholiques, protestantes, orthodoxes, bouddhistes, musulmanes, juives, il reconnaît aussi les groupements laïcs, la laïcité philosophique, qui est un mouvement de conviction laïque, de conviction non religieuse. Et dans ces mouvements de laïcité philosophique il y a des rituels, par exemple des baptêmes laïques, des communions laïques, des mariages laïques, qui sont si vous voulez un peu le décalque des rites religieux mais dans une atmosphère complètement athée. Voilà une réponse un peu double, c'est plutôt un cadre de coexistence au sein d'une même société, d'une société pluraliste avec beaucoup de convictions différentes. Ou bien dans certains espaces ça peut aussi avoir une dimension spirituelle, guider la vie des gens, un peu encadrer finalement des convictions qui ne sont pas religieuses.
Pierre KRETZ
La question me fait penser à un copain curé qui un jour m'a posé la question en me regardant droit dans les yeux. Sachant que j’étais athée il me dit « Et Pierre, qu'est-ce que tu fais de la dimension spirituelle ? ». Je suis parti en éclat de rire parce que pour lui, il essaye de me raccrocher à quelque chose, pour lui ça voulait dire « si t’es athée mon pauvre petit Pierre comment tu fais, si tu n'as pas Dieu en ligne de mire dans ta vie comment ça marche ». Et je lui dis qu’on pouvait très bien être laïque, complètement athée, non pas agnostique comme on me le dit parfois. On me l’a déjà dit après mon bouquin, on m’a dit « Mais vous êtes plutôt agnostique. », je dis « Non je ne suis pas agnostique, je suis athée. ». C’est-à-dire que je pense que dieu n’existe pas, je peux me tromper, mais je pense que dieu n’existe pas. Ça n’empêche pas d’avoir, évidemment, une vie spirituelle. C'est d'ailleurs beaucoup plus riche d'avoir une vie spirituelle en tant qu’athée, en tant que laïc parce que ça oblige à trouver les chemins d'une vie spirituelle qui vous est propre, à travers la poésie, en rapport à la nature, en rapport au monde qu’on s’invente soi-même mais qui fait partie de soi, de son intimité donc c'est spirituel.
Sylvie LE GRAND
La réponse diffère selon la définition qu'on a de la laïcité. Dans le sens que je privilégie personnellement la réponse est « non », je m'explique : alors au sens strict, la laïcité peut être considérée comme un principe de neutralité réciproque, c’est-à-dire un principe de juste distance entre religion et État. Le principe de laïcité, entendu en ce sens, est un critère censé veiller au respect de la liberté de conscience et de religion sans ingérence de l'État, dans ses diverses dimensions c'est-à-dire tant individuelle que collective, tant positive que négative. A ce titre, la réponse à cette question est non. Mais il existe d'autres acceptions plus extensives de la laïcité, ainsi, le terme de laïcards en français désigne des personnes qui sont tellement entichées de laïcité qu’elles en font une quasi religion de substitution. A l'échelle de la France on peut observer parfois dans le discours public une véritable passion incantatoire pour la défense de la laïcité et du républicanisme et on pourrait rapprocher cette passion, ou certaines manifestations de ce phénomène, de ce que les philosophes appellent une religion civile. Il me semble que le discours de l'éducation nationale qui parle de la laïcité comme d’une valeur plutôt que d'un principe prête à confusion de ce point de vue, en s'éloignant beaucoup trop, à mon sens, de la signification beaucoup plus restreinte que revêt le terme laïcité. La laïcité n'est pas une injonction morale et c'est le risque qu’il y a à la présenter comme une valeur, c'est un principe libéral libérateur pour l'individu.
Lucien JEAUME
Oui, je dirais oui, la laïcité peut avoir une dimension spirituelle et là c'est un grand débat philosophique. J’essaye de le montrer dans mon livre de janvier 2022 sur l'État et les religions en France. Je dis bien les religions donc islam compris. Livre que j’ai intitulé « L’Eternel défi » : je voulais dire défi entre les Églises et l'État. Je pense qu’il y a toujours eu un défi entre les Eglises et l’État, depuis la monarchie et même avant la monarchie de Louis XIV, le gallicanisme. Alors en philosophie je veux dire qu'il y a aussi un défi de spiritualité, ou si l'on préfère, il y a un rapport de compétition, parfois une convergence, entre l'esprit républicain et l’esprit religieux, comme le montrait déjà Tocqueville. Dans ce qu'on appelle la République enseignante à la française - qui est très caractéristique, en France la République c'est ce qui enseigne à l’école - cette compétition d'un pouvoir spirituel on peut dire, entre la sphère publique de l'école et la sphère des religions, privé ou pas privé si nous sommes en régime concordataire, découle directement de notre idée de l’école car notre idée de l’école en France c'est qu'elle doit former des hommes et des femmes en vue de la citoyenneté et en vue du bien public. Bien entendu les religions ont quelque chose à dire sur la citoyenneté et sur le bien public, c'est tout à fait leur droit, certains le récusent mais moi je dirais que c'est leur légitimité. Et de ce fait, il y a discussion, nécessairement. Mais je considère comme certains autres philosophes actuels qui ont publié aussi des livres là-dessus, que le pouvoir spirituel de la République - je considère l'école comme un véritable pouvoir spirituel que la République impose aux enfants, je mets « impose » entre guillemets car c’est en même temps un pouvoir qui appelle à leur liberté comme disait Jules Ferry - n'est nullement en soi l'ennemi de l'esprit religieux et je demande même qu'on continue un enrichissement réciproque que Jules Ferry lui-même souhaitait. Et Jules Ferry disait cela à la fin XIXe siècle en se posant en héritier de François Guizot, le créateur de la première loi sur l'enseignement primaire en France, de Victor Cousin qui s'est battu contre l'Église pour maintenir le monopole du diplôme de l'État mais qui respecte l'église en même temps, et de Madame de Staël qui avait ces idées sur politique et religion. C'est une grande histoire et je pense qu’en effet dans le cadre de la République nous essayons de promouvoir une laïcité de type spirituel.
Eliette ABEDECASSIS
Je pense que la laïcité peut tout à fait avoir une dimension spirituelle tout comme la religion peut ne pas avoir de dimension spirituelle quand elle est prise comme un dogme et quand elle est vécue d'une façon oppressante ou violente. Donc la spiritualité c’est transversal, on peut être tout à fait laïc et avoir un sens que l’on veut donner à sa vie, qui est tourné vers une forme de transcendance quelle qu'elle soit, on n'est pas obligé de l’appeler Dieu. Mais peut-être aussi que cette transcendance on peut l'appeler, comme le fait Emmanuel Levinas, l’altérité, un rapport à l'autre, et donc pas besoin d’être religieux pour avoir ce rapport à l'autre. Et donc bien sûr c’est universel, ça dépasse les religions, ça dépasse les sociétés, la spiritualité et ça traverse toutes les religions et toutes les sociétés et finalement l'humanité.